Pierre Brasseur
Le « handicap » est une question nouvelle pour les sciences sociales françaises s’intéressant à la question du genre et de la sexualité. On ne l’a vu apparaître que très récemment dans les ouvrages de synthèse, que ce soit des précis sur le sexe ou la sexualité (comme le dictionnaire des sexualités (2014)) ou sur le handicap (il faut attendre la parution d’Introduction à la sociologie du handicap (Ville, Ravaud, Fillion, 2014), pour qu’un ouvrage de synthèse français s’intéresse frontalement à la question « Vie affective, sexuelle et familiale des personnes handicapées »). Le constat est différent à partir du moment où l’on traverse la manche ou l’atlantique puisque les sciences sociales anglo-saxonnes ont très largement documenté la question depuis les années 1990. Les dictionnaires sur le handicap ou le genre s’y sont tous intéressés : par exemple l’Encyclopedia Of Disability (Albrecht, 2006) consacre plusieurs topos à la question du genre et de la sexualité (sur le Sida, le féminisme, le genre, les liens avec la queer theory, la question du mariage, de l’industrie du sexe et des sex therapy). La plupart des encyclopédies/dictionnaires sur le genre et la sexualité anglo-saxonnes (comme par exemple The encyclopedia of Sex and Gender (Malti-Douglas, 2007) ; Encyclopedia of Gender and Society (O’Brien, 2009) ou The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Gender and Sexuality Studies (Naples, 2015)) contiennent des notices sur la question de la feminist disability theory, la sexualité des personnes handicapées, la fétichisation du handicap, etc.
Le genre du handicap
Une première façon de considérer la question est de voir si le handicap est reparti équitablement chez les hommes et chez les femmes. Ainsi on sait que les femmes déclarent plus souvent être affectées de déficiences que les hommes (42,2% contre 38,3%) (Ravaud, Ville 2003). Plus précisément les femmes déclarent plus souvent être affectées de déficiences motrices et mentales. Le rapport s’inverse pour les déficiences sensorielles (et plus particulièrement les déficiences auditives) (Mormiche, 2000). Au sein de chacune de ces grandes catégories certaines déficiences ou pathologies sont davantage citées par les hommes ou les femmes. Par exemple, on constate dans l’enquête Handicap, Incapacité, Dépendance (H.I.D) que les hommes déclarent davantage de troubles du comportement ou de légers retards mentaux que les femmes, et les femmes plus de troubles dépressifs ou de désorientation spatiale que les hommes. Ville et Ravaud (2003) expliquent ce constat par l’origine des déficiences : les hommes sont légèrement plus représentés dans des causes liées à des accidents et moins représentés dans les accidents domestiques. A contrario, en se focalisant sur les personnes qui affirment avoir une déficience liée à une maladie, les femmes y sont sur-représentées. Plusieurs raisons à cela : au delà de la répartition genrée des tâches domestiques et professionnelles, à la question du handicap se mêle la question de la vieillesse : des travaux anglosaxons ont montré que les femmes meurent plus âgée, et vivent plus longtemps avec une incapacité que les hommes (les ¾ des nonagénaires sont des femmes). De plus, d’autres effets du genre sont constatés sur les conditions de vie de la personne en situation de handicap : les garçons en situation de handicap sont plus souvent scolarisés en établissement spécialisés que les filles ; les femmes handicapées sont moins souvent en emploi que les femmes en population générale et que afortiori les hommes handicapés ou non ; elles sont aussi davantage gênée dans leur déplacements ; et ont moins de pratiques sportives.
On peut le voir, les femmes en situation de handicap apparaissent comme doublement discriminées par leur condition de femmes à laquelle se mêle les discriminations liées au handicap : si d’une façon générale, « les personnes handicapées ont une probabilité plus grande de ne pas travailler et sont en général moins bien rémunérées quand elles ont un emploi », (OMS, 2011, p.11), le taux d’emploi des hommes handicapés (53 %) reste supérieur à celui des femmes handicapées (20 %?). Institutionnellement, cette particularité est prise en compte, notamment par la convention de l’ONU sur le droits des personnes handicapées qui reconnaît que « les femmes et les filles handicapées courent souvent, dans leur famille comme à l’extérieur, des risques plus élevés de violence, d’atteinte à l’intégrité physique, d’abus, de délaissement ou de défaut de sois, de maltraitante ou d’exploitation » (ONU, 2006). La sociologue Nicole Diederich, qui a consacré sa carrière à la question de la gestion sociale de la sexualité des personnes dites « déficientes mentales », relève dans plusieurs de ses écrits que nombre d’études ont prouvé que les personnes handicapées mentales étaient plus vulnérables aux abus sexuels et aux rapports incestueux. Etre en situation de handicap renforce le risque d’être victime de violences sexuelles ou d’harcèlement, et plus particulièrement pour les filles avec un polyhandicap. D’une façon générale elle montre que «le sort d’une femme « handicapée mentale » n’est pas identique à celui d’un homme. On constate les mêmes discriminations que pour la population générale mais considérablement exacerbée car une femme handicapée, surtout lorsque sa famille est inexistante ou défaillante, a très peu de valeur sociale ». (Diederich, 2006, p.89). On notera aussi que les femmes en situation de handicap font aussi l’expérience des violences sexuelles et physiques sur des périodes plus longues que les valides (Nosek et al, 2001).
L’une des raisons avancées de cette discrimination réside dans la difficulté que peuvent avoir les personnes en situation de handicap à se soumettre à des stéréotypes de sexe. Une partie des travaux (Shakespeare, 1999, Shuttleworth, Wedgwood, and Wilson, 2012) s’intéresse à la question du handicap et de la masculinité : les hommes handicapées seraient à leur tour éloignés des normes de masculinités hégémoniques, et leur handicap ne permettrait que difficilement de s’y conformer. Pierre Dufour (2013), sociologue français, lui-même en situation de handicap, à partir d’entretiens menées avec des hommes avec des déficiences moteurs, note que le fauteuil de l’homme handicapé, fait douter de sa masculinité. C’est ce que lui dit un des ses interviewés, Raphaël, 27 ans, en fauteuil depuis l’âge de 21 ans : « Ça m’arrive souvent, une fille jolie qui me demande si je veux un coup de main. Quand je fais les courses, par exemple. Mais spontanément, tu vois, je lui dis non. Parce que si je lui dis oui, ça veut dire, je sais pas, que j’ai besoin d’une infirmière, quoi. Alors qu’en vrai, j’aimerais bien passer un moment avec elle ». Pour Pierre Dufour, « la diversité doit se faire oublier » quand on est un homme en fauteuil. « Se faire oublier en doublant puis en disparaissant au loin sur le trottoir, mais également se faire oublier en érigeant la vitesse et le muscle comme normes » (Dufour, 2014, p.81)
D’autres éléments d’explication sont avancées sur le manque de repère qu’offre la société aux personnes en situation de handicap pour se donner des modèles amoureux et/ou sexuels. Comme le dit le titre d’un article de l’universitaire et activiste en situation de handicap Tom Shakespeare « I haven’t seen that in kama sutra ». Shildrick (2007) à partir d’une analyse de la place des personnes handicapées dans les médias américains conclut que s’il y a intérêt de plus en plus massif pour les portraits de personnes handicapées, ils accordent assez peu de place à des représentations positives de la sexualité des personnes handicapées. Longmore (2003) constate que l’on a longtemps attribué aux handicapés, dans le cinéma hollywoodien, des rôles de méchants, de monstres ou de suicidaires ; lorsque la sexualité des hommes handicapées est représentée elle l’est le plus souvent sous l’angle d’une menace. Une autre partie des films insiste sur l’incapacité des infirmes à avoir des relations sexuelles : c’est leur l’instabilité émotionnelle qui les empêche d’aimer alors même que des valides ont envie de les fréquenter. « Encore une fois, conclut Longmore, les divertissements populaires inversent la réalité sociale et permettent aux téléspectateurs non handicapés d’ignorer leur anxiété et leurs préjugés à propos des personnes handicapées » (p.142)[1].
L’éducation à la sexualité des personnes en situation de handicap est aussi un thème qui a beaucoup fait réfléchir : beaucoup regrettent la difficulté d’accès à des informations et supports accessibles. Comme a pu le montrer White (2003) à propos des malvoyants ou Löfgren-Martenson (2011) chez les jeunes déficiences mentaux, l’éducation à la sexualité des jeunes avec une déficience, quand elle existe, se fait la plupart du temps avec des outils hétéronormatifs, rendant les LGBTI et leurs sexualités invisibles. Ces approches insistent aussi davantage sur les risques de la sexualité (MST, grossesses) que sur la sexualité comme plaisir, désir ou intimité.
La question de la santé sexuelle se pose aussi avec importance. Toutes les enquêtes le prouve : les centres de santé sexuels ou gynécologiques sont difficilement accessibles ; la documentation est peu adaptée aux personnes à mobilité réduite ou avec des handicaps sensoriels ; et les professionnels de santé peuvent aussi refuser de soigner des femmes avec des handicaps. La National Study of Women with Physical Disabilities a confirmé les informations contenues dans une littérature grise importante : « les femmes avec une déficience physique, particulièrement celles avec des dysfonctions graves, ne reçoivent pas la même qualité de soin gynécologique que leur comparses valides. (…) Elles sont aussi plus susceptibles d’être soumises à des ablations de l’utérus, pour des raisons non médicales »[2]. Il faut donc travailler sur l’accessibilité sexuelle (sexual access), notion développée par Shuttleworth et Linda (2002), en faisant une expertise sur les supports psychologiques sociaux et culturels qui informent, nourrissent et promeuvent la sexualité en général ou celles des personnes handicapées spécifiquement. « Par exemple, un domaine du support culturel pour la sexualité des personnes handicapées, peut-être des représentations de la sexualité des personnes handicapées plus positives dans les films et tous les médias ce qui reviendrait pour les personnes en situation de handicap a pouvoir se permettre une identification positive et à améliorer leur estime de soi »[3]
Une sexualité handie ?
Pas grand monde, ou presque, ne pourrait aujourd’hui s’opposer globalement à l’exercice de la sexualité des personnes handicapées, même mentales. Si l’ensemble peut poser des questions éthiques, nous ne sommes plus dans la situation du début du XX° siècle où l’on interdisait aux « infirmes » ou aux « débiles » l’accès à une sexualité dite normale (entendre procréatrice) par peur de dégénérescence de la race (Ann, 1999 ; Brasseur, 2015) ; si certaines justifications à cette interdiction aux mariages portaient pour des raisons pratiques comme l’a montré Zina Weygand à propos des aveugles (2009), et notamment sur la difficulté à recueillir leur consentement, on est peu à peu passé à une régime de tolérance, puis d’accompagnement de la sexualité des personnes en situation de handicap.
Si on assiste à un mouvement de valorisation de l’idée de sexualité chez les personnes en situation de handicap, cela ne veut pas dire que tout s’est simplifié : la sexualité des personnes handicapées, ainsi que ses conséquences reste toujours extrêmement surveillé : c’est ce qu’à montré la sociologue Christine Gruson, dans son étude sociologique sur la maternité des femmes dites déficiences mentales qui sont constamment obligées de montrer aux travailleurs sociaux qu’elles sont de « bonnes mères ».
Une des questions importantes qui se pose aujourd’hui aux chercheurs porte sur l’organisation institutionnelle de la sexualité des handicapé-e-s : cette question est très sensible dans le contexte français où le handicap est encore majoritairement pris en charge au sein d’institutions, alors que d’autres pays, comme le Canada, favorisent la vie «en dehors ». Pour Giami (1999), cette organisation rend difficile la possibilité d’avoir une vie sexuelle, même dans ses premiers moments de flirts : l’architecture, la séparation des activités homme/femme, l’absence de lit médicalisés pour deux personnes, compliquent l’accès à une vie sexuelle. Même une fois le couple constitué, il faut savoir négocier avec l’institution son intimité : c’est que ce montre le sociologue Aurélien Berthou (2012) dans sa thèse sur la construction d’une intimité conjugale dans les centres de rééducation : ainsi le couple déjà formé doit s’adapter à l’organisation temporelle du centre (temps du soin et des visites des autres proches), faisant de la chambre du centre un espace possible de l’intimité conjugale, mais seulement par intermittence.
Malgré le regain d’intérêt pour la question vive « handicap et sexualité », surtout lié aux projets de mise en place d’une assistance sexuelle en France, on ne sait pas grand chose sur les pratiques sexuelles des personnes en situation de handicap en France. Ainsi, la dernière grande enquête sur le comportement sexuel des français (CSF) ne permet pas d’identifier si le répondant est en situation de handicap. S’il existe bon nombre d’études cliniques, reposant sur un faible échantillon, attestant d’un lien négatif du handicap sur la vie sexuelle et le couple, plusieurs tentatives françaises sur des populations plus larges ont montré que les choses n’étaient pas si simples. Ces chercheurs ont travaillé à partir des grandes enquêtes sur le handicap (par exemple l’enquête Handicap, Incapacité, Dépendance de l’INSEE), dans lesquelles il n’y a pas de question portant directement sur la sexualité des enquêtés. Certaines données permettant de « deviner » que les enquêtés ont des relations sexuelles (par exemple le fait d’avoir un enfant ou de se déclarer en couple). Une fois conscient des limites de ces données, on se rend compte que le fait de résider dans un établissement spécialisé exerce un effet massif et négatif sur la possibilité d’avoir des relations socio-sexuelles, qui n’évolue pas en fonction du type de déficience ou d’incapacité des personnes. Moins de 25% des personnes en situation de handicap vivant en institution ont une relation socio-sexuelle, contre 90% en population générale. Cependant, il faut aussi savoir distinguer le moment d’apparition du handicap (Bannens, 2006) : si le handicap apparait après la mise en couple, il y a globalement peu d’effet sur une possible séparation, voir même un effet protecteur pour les générations les plus anciennes (ils divorcent moins que les valides). Le handicap a cependant un effet massif sur la possibilité de la mise en couple. Une grande enquête menée par le Center for Research on Women with Disabilties menée entre 1992 et 1996 (Nosek et al, (2001) montre que prés de 90% des femmes en situation de handicap interrogées ont eu au moins une relation romantique, d’amour ou ont été mariées. La moitié des femmes interrogées sont dans une relation sérieuse au moment de l’interview, contre 64% des femmes valides. 94% d’entre elles ont été au moins une activité sexuelle avec un partenaire au cours de leur vie.
Une politisation de la question : les handicapés, une minorité sexuelle ?
Historiquement l’intérêt pour la sexualité des personnes handicapées s’est fait l’angle individuel et médical. A partir des années 1950 on voit se développer les études américaines visant à étudier la sexualité sous l’angle d’une possibilité réhabilitation des fonctions sexuelles des hommes et de femmes en situation de handicap. Le corps handicapé y est toujours considéré comme à réhabiliter pour le réadapter à une norme sexuelle dominante. D’un point de vue politique, en tout cas pour la France, la sexualité est longtemps apparue comme une cause secondaire par rapport à d’autres chantiers comme l’accessibilité ou l’emploi. Mais l’émergence des disability studies aux Etats-Unis dans les années 1970 vient remettre en cause le modèle médical du handicap pour se diriger vers un modèle social : pour résumer, si la personne est en situation de handicap ce n’est pas au nom de caractéristiques individuelles et biologiques, mais parce que l’environnement n’est pas adapté. Il ne faut donc agir non pas sur l’individu (comme le suppose le modèle médical) mais plus sur les structures et le politique. C’est dans ce cadre que la sexualité des personnes en situation de handicap est devenu une question politique. A la fin des années 1980 se multiplient les papiers autour de la question, et notamment ceux de Ann Finger ou de l’universitaire Barbara Waxman : elles y déplorent une dépolitisation de la question sexuelle, au profit d’une focalisation excessive sur l’individu, où la réadaptation fonctionnelle du corps prend le pas sur des actions structurelles . Or, « nous sommes plus préoccupées par le fait d’être aimé et de trouver un partenaire sexuel que par le fait de pouvoir monter dans un bus » (Waxman, 1994, p, 83, traduction de l’auteur[4]). Mais l’un des actes les plus important de cette politisation réside dans la publication en 1996 du livre de Shakespeare, Gillespie-Sells and Davies (The Sexual Politics of Disability : Untold Desires) autour d’une approche critique de la question « handicap et sexualité » en Grande-Bretagne. L’une des principales contestations des trois auteurs tourne autour des experts « handicap et sexualité », trop souvent incarné par la figure du médecin valide. Ils revendiquent alors une approche sociale de la sexualité, et l’importance d’écouter les personnes en situation de handicap parler de leur propre sexualité.
De fait, les personnes handicapées ne sont pas des êtres asexués. Cependant des représentations sociales négatives sur la sexualité des personnes handicapées peuvent perdurer. C’est qu’ont montré en 1983 Giami, Humbert et Laval dans un ouvrage resté célèbre, l’Ange et à la Bête. Dans l’étude, les représentations de la sexualité des personnes « handicapées mentales » y oscillaient entre deux extrêmes : l’ange asexué chez les parents des enfants handicapés ou la bête qui ne peut contrôler sa sexualité chez les éducateurs spécialisés. 30 ans après, la sociologue Nayak (2013) a mené à nouveau la même enquête : il en résulte que la figure de l’ange sexué disparaît au profit d’une autre dimension : celle de la personne. La société insiste de plus en plus sur l’importance de la sexualité comme élément déterminant de la bonne santé, ce que l’on peut voir avec le développement d’une rhétorique autour de la santé sexuelle. Cette notion a été fortement mobilisée dans récents débats français autour de l’assistance à la sexualité, ou une volonté d’accompagner les plus dépendants vers une autonomie amoureuse et sexuelle : l’absence d’une vie sexuelle chez les personnes handicapées qui en feraient le vœux, apparaît peu à peu comme intolérable (Brasseur, 2016).
La question de savoir si les handis sont une minorité sexuelle à part entière, a d’ailleurs été discutée, notamment par le philosophe Tobin Siebiers (2008) récemment décédé des suites de sa maladie. Pour lui les handis sont des minorités sexuelles puisque l’étude historique de la sexualité des personnes handicapées a montré de nombreux similarités avec les pressions exercées sur les autres minorités sexuelles (homosexuel, transsexuels, etc.) : naturalisation de la différence, médicalisation.. « Tous ces sous-groupes sont considérées comme existant en dehors du champ de la reproduction. Leur sexualité n’est pas seulement considérée comme sans but, mais dangereuse, immorale et perverse » (Waxman-Fiduccia, 1999, p.280). Autre point commun : ce que McRuer appelle, en reprenant le concept d’Adrienne Rich de « contrainte à l’hétérosexualité », la contrainte à la validité (able-bodiedness) : au même titre que nous vivons dans une société hétérosexiste, où tout le monde est présumé hétérosexuel jusqu’à preuve du contraire, les normes des valides sont aujourd’hui hégémoniques et naturalisées. Le corps valide est une obligation, et l’ensemble des rapports sociaux contemporains est évalué selon les critères naturalisés du corps valide : autonomie, déplacement, rapport au corp, etc. Le corps valide, comme l’hétérosexualité, est souvent considéré comme une « non identité ».
Plusieurs auteurs vont aussi insister sur le potentiel subversif du handicap sur les normes de la sexualité. On pourrait dire en paraphrasant ce que disait Foucault à propos de l’homosexualité, que le handicap est « une occasion historique de rouvrir des virtualités relationnelles et affectives, […] parce que la position de celui-ci «en biais», en quelque sorte, les lignes diagonales qu’il peut tracer dans le tissu social permettent de faire apparaître ces virtualités ». Les normes sexuelles contemporaines décrivent le rapport sexuel ordinaire comme effectué dans une relation monogame entre deux adultes de genres opposés qui pratiquent leur sexualité en privé, principalement de façon génitale et basé sur la reproduction. Or comme l’a montré Shildrick, si certaines minorités sont dans une opposition politique à ces normes, d’autres, comme une partie de personnes en situation de handicap, ne peuvent juste pas le faire d’un point de vue pratique. Ainsi, avoir des expériences génitales, formuler verbalement des désirs, ou d’arriver à se positionner correctement pour pénétrer ou être pénétré, n’est pas à la portée de tous. Shakespeare (2000) montre ainsi que dans ses nombreuses enquêtes, les personnes interrogées mettent en avant que les notions d’homme et de femme, d’hétérosexuel ou du gay ne s’appliquent pas à eux : comme l’affirme l’un d’entre eux (Eddie) « Je me vois en tant qu’homme handicapé, pas en tant qu’homme hétérosexuel ». Cette position sur le côté, liminale diraient les théoriciens du handicap §c’est-à-dire, ni vraiment en dehors, ni vraiment de dedans), permet de jouer avec la marge, et d’éventuellement se détacher plus facilement des stéréotypes liés à son sexe. « Dans leur façon d’agir, dans leur façon de faire l’amour, dans leur façon de s’habiller, ils [les personnes en situation de handicap] se sentent libre de jouer avec les rôles, les images et les façons de vivre » (Shakespeare, Gillespie, Davies, 1996, p.65)
Queer, crip et féminisme : approches critiques
Cette situation particulière des femmes notamment, a amené à s’interroger sur la façon dont les féminismes prenaient en charge la question « handicap ». « Nous avons besoin d’une théorie féministe du handicap » affirmait Susan Wendell dès 1989. Dans un article mélange d’autobiographie et d’analyse théorique, elle y analyse que le handicap partage de nombreux points communs avec l’oppression des femmes, et notamment les injonctions corporelles très fortes. Ces réflexions, déjà anticipées par Davis (1984) et Ash et Fine (1988), mettent en avant les difficultés de considérer le handicap comme ue question centrale des luttes et théories féministes. Réciproquement, les questions « féministes » au sein des mouvements contemporains du handicap est aussi à discuter. Comme le résume Margaret Lloyd (2001), « les femmes handicapées ont été prise entre, d’un côté, une analyse et un mouvement dans lequel elles étaient invisibillisé en tant que femme, et d’un autre côté un mouvement dans lequel leur handicap a été ignoré ou subsumé » (p.716) [5] Le lien entre féminisme et handicap a été peu discuté en France et dans la littérature francophone. Dominique Masson (2013) regrettait ainsi le peu d’intérêt porté par les théoriciennes et chercheurs féministes au sujet des femmes en situation de handicap. Un des symptômes de ce manque d’intérêt, relevé par Rosemarie Garland Thomson, réside dans l’inaccessibilité des salles de réunions. Garland Thomons déplore par ailleurs le manque de connaissance des théories féministes de la part des scientifiques des disability studies, tout en reconnaissant que les études féministes ne voient pas dans le handicap une identité mobilisable comme peuvent être l’âge, la race ou la classe. Elle appelle alors de ces souhaits l’intégration du « ability/disability system » dans les analyses féministes et à la constitution de feminist disability studies. Finalement, les considérations entre sexe biologique et un genre social pourraient croiser les questionnements autour d’une déficience naturelle et d’un handicap social Le handicap « comme le genre, (…) est construit socialement à partir de la réalité biologique » (Wendell, 1989, p.194 traduit par Masson, p.113).
C’est prise en compte du handicap, comme une discrimination supplémentaire a été théorisé notamment par Ash et Fine : s’il est incontestable que les femmes et hommes handicapées ne partagent pas les mêmes chances de vie, on peut faire le même constat entre les femmes valides et celles en situation de handicap : les femme handicapées, à la différence des hommes handicapées et des femmes valides, expérimentent ce que Ash et Fine appellent une «rolelessness expérience» (p.239), ou l’absence de rôles sociaux valorisés ou institutionnalisés. Les femmes handicapées sont confrontées au sexisme comme toutes les femmes, mais à la différence des femmes valides elles sont privées des droits et des potentialités de vie auxquels ont accès les femmes valides : « il est très difficile de rejeter un rôle que vous n’avez jamais eu. Il y a une grande différence entre un mari handicapé et une conjointe handicapée. Un mari handicapé a besoin d’une femme pour s’occuper de lui, mais une femme handicapée n’est pas vu par la société comme pouvant s’occuper d’un mari qui n’est pas handicapé»[6] (Hanna, Rogovsky; 1991, p.56). D’autres chercheuses des pays du tiers monde, montrent aussi que la volonté des féministes valides de se battre contres les rôles attribués traditionnellement aux femmes (comme celui de mère ou de femme au foyer), font que certaines femmes en situation de handicap doivent à la fois se battre contre les hommes sur le marché de l’emploi, mais aussi contre les femmes valides qui ont un avantage sur elles Ainsi en Inde, les femmes handicapées sont à la fois considérées comme non-mariables (car handicapées), mais elles ne peuvent pas se conformer aux rôles dits « traditionnels » accordés aux femmes à savoir la maternité et s’occuper de l’espace domestique. Pour Anita Ghai (2003) les féministes indiennes en analysant l’oppression des femmes au travers une opposition aux rôles traditionnels de femmes et de mère, ont choisi d’ignorer l’oppression des femmes handicapées. Wendell (1996) montre aussi que les approches féministes contemporaines sur traversées par le capacisitisme – à savoir des pratiques et un environnement qui favorisent les modes de pensées et de faire des valides; ainsi il est difficile pour les femmes en situation de handicap d’être pleinement associées aux autres modèles alternatifs, comme par exemple celui de la femme indépendante qui travaille à sa carrière et ses enfants, puisque celui-ci nécessite d’être valide et/ou d’avoir assez de l’énergie pour le faire et/ou d’organiser un système d’assistance humaine et/ou technique. C’est que Margaret Llyod appelle aussi le « no win » situation : un modèle alternatif est souhaitable, mais si il est crée par les valides, il y a alors un risque qu’il soit inaccessible aux femmes handicapées.
Les textes et theoricien-e-s queer ont peu abordé la question « handicap », du moins dans un premier temps. De nombreux textes viennent ainsi à regretter l’absence de réflexion sur les places des gays (Butler, 1999) et des lesbiennes (O’tool, 2000) chez les personnes en situation de handicap. C’est dans ce cadre que c’est développé toute une réflexion sur ce que certains ont appelé la crip theory. Théorisée par McRuer dans son livre Crip Theory : Cultural signs of queerness and disabilty (2006), elle vise a critiquer la normalisation du corps valide « afin de questionner l’ordre des choses, et voir et comprendre comment et pourquoi cela a été construit et naturalisé ; comment cela a été intégré dans un ensemble de relations économiques, sociales et culturelles ; et comment cela peut changer » (McRuer, 2006, p.2)[7]. Les chercheurs s’appuient pour cela sur la tradition critique des études queer, Au même titre que « queer », « cripple » est un terme ancien et péjoratif pour designer les personnes ayant une incapacité d’un ou plusieurs membres. Si le terme a été de moins en moins utilisé en anglais, au cours du vingtième siècle dans son sens premier car trop stigmatisant, il a été peu à peu repris par les activistes afin d’inverser le stigmate liée à la condition et notamment pour mettre en avant une crip culture et organiser des crip prides.
Enfin, les disabilities studies ont aussi contribué à un débat qui a pris beaucoup de place dans les écrits féministes : le care. Les chercheur-se-s vont reprocher aux féministes non handicapées de rendre invisible les expériences des femmes qui ont besoin d’un tel support. Une des principales critiques est issue de la philosophe Eva Feder Kittay (1999), mére d’une fille atteinte d’un handicap cognitif sévère, qui a reproché aux conceptions de la justice de Rawls, ainsi qu’aux théoriciennes du care de ne pas prendre assez en compte des situations de dépendances extrêmes, et notamment des personnes qui ont peu d’autonomie. Ce qui a été alors proposé est d’insister sur l’idée d’indépendance, notamment dans le cadre des mouvement de personnes handicapées en Grande-Bretagne : ils veulent avoir le choix et le contrôle de leurs assistances. C’est ce qui a été résumé sous le slogan : « Nothing about us without us ». Jenny Moris, Tom Shakespare (2000) et d’autres chercheurs sur le handicap ont rejeté le concept de care, affirmant qu’il retenait les personnes handicapées comme des êtres passifs et dépendants matériellement et affectivement, ce qui ne favorise pas une vie indépendante et un possible empowerment.
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[1] « Once again, popular entertainment inverse social reality and allow the non disabled audience to disown its anxieties and prejudices about disabled people » (p.142)
[2] « The findings of this study lead us to believe that women with physical disabilities, particularly those with more severe functional impairments, are not receiving the same quality of gynaecologic health care as their able-bodied counterparts. It is more difficult for them to receive information about methods of birth control that would be safe and effective options in light of special considerations related to their disability. They are more likely to have hysterectomies for reasons that are not related to medical necessity »
[3] “For example, one area of cultural support for disabled peoples’ sexuality might be a more positive sexual representation of disabled people in film another media which for disabled individuals might result in a positive identification and heightened sexual self-esteem psychologically.”
[4] the disability rights movement has never addressed sexuality as a key political issue, though many of us find sexuality to be the area of our greatest oppression. We are more concerned with being loved and finding sexual fulfillment than in getting on the bus” (1994: 83).
[5] « Thus disabled women havee benn caught between, on the one hand, an analysis and movement in which they have been invisible as women, and one in which their disability has been ignored or sobsumed, on the other » (P.716)
[6] « it may be difficult to rejet a rôle which you have never had ». there is a big difference between a disabled husband and a disabled wife. A disabled husband needs a wife to nurture him, but a disabled wife is not seen by society as capable of nurturing a husband who is nos disabled »
[7] « question the order of things, considering how and why it is constructed and naturalized; how it is embedded in complex economic, social and cultural relatins, and how it might me changed »